Les « nudges », des leviers à approfondir

Sylvain CHABE-FERRET (UTC – TSE), Philippe LE COËNT (BRGM), Arnaud REYNAUD (UTC – TSE), Julie SUBERVIE (INRAE – CEE-M), Daniel LEPERCQ (CACG)

Avec le changement climatique, trouver des moyens d’économiser l’eau est un enjeu crucial (voir chapitre- enjeu Eau). L’agriculture est le principal utilisateur d’eau en Europe, avec plus de 50 % des prélèvements totaux (voir chapitre-enjeu Agrosystèmes). Alors que les agronomes essaient de rendre les cultures moins dépendantes à l’eau, ou de rendre l’utilisation de l’eau plus efficace en améliorant le matériel et les techniques, et que les économistes suggèrent de taxer l’utilisation d’eau, dans ce projet, nous avons tenté de réduire l’utilisation d’eau par les agriculteurs en utilisant des leviers psychologiques, ou nudges (Chabé-Ferret et al., 2020), « petits éléments présents dans l’environnement qui attirent notre attention et qui modifient notre comportement » (Thaler, 2018).

Les nudges sont apparus dans les dernières années comme des compléments intéressants et peu coûteux aux outils comme la réglementation, la taxation ou la subvention. Initialement développés pour inciter les ménages à épargner ou à adopter une alimentation plus équilibrée, les nudges ont été plus récemment employés pour tenter de leur faire adopter des comportements plus écologiques. Le nudge que nous avons utilisé est appelé « nudge de comparaison sociale ». Il consiste à fournir aux agriculteurs une information sur leur propre consommation d’eau comparée à la consommation moyenne de leurs voisins. Ce type de nudge a déjà fait ses preuves, notamment aux Etats-Unis, pour réduire la consommation d’eau et d’électricité des ménages. En revanche, il n’a jamais été testé jusqu’ici pour tenter de réduire la consommation d’eau des agriculteurs.

Notre étude a été menée auprès d’agriculteurs localisés sur le système Neste, une zone alimentée par un ensemble de rivières rechargées artificiellement par des réservoirs localisés dans les Pyrénées, et où l’agriculture est fortement dépendante de l’irrigation. Les agriculteurs du système Neste disposent d’un quota d’eau d’irrigation annuel géré par la Compagnie d’Aménagement des Coteaux de Gascogne (CACG). Depuis quelques années, la CACG a commencé à équiper ses clients de compteurs communicants qui permettent d’obtenir un relevé hebdomadaire de leur consommation d’eau.

En collaboration avec la CACG, nous avons envoyé chaque semaine à 99 agriculteurs disposant de compteurs communicants un SMS les informant de leur consommation et de celle de leurs voisins. En pratique, le texte du SMS était le suivant :

« Bonjour Mr X. Economiser l’eau est important pour votre bassin versant. Merci de continuer à optimiser votre irrigation. Au 12/09, vous avez consommé 45 % de votre quota. Félicitations ! Les agriculteurs irrigants de votre bassin ont utilisé en moyenne 50 % de leur quota. »

Pour évaluer l’effet de notre nudge, nous avons choisi les 99 agriculteurs nudgés au hasard parmi 200 agriculteurs équipés de compteurs communicants. Les 101 agriculteurs non sélectionnés ont été placés dans un groupe de contrôle et ont reçu un message hebdomadaire les invitant simplement à continuer leur irrigation, sans information sur leur consommation ni celle de leur voisins. Cette approche de tirage au sort des agriculteurs nudgés s’inspire de la recherche médicale où l’essai randomisé et contrôlé est la méthode de référence pour évaluer l’efficacité d’un traitement. La sélection au hasard des membres des deux groupes permet de garantir que leur composition est identique, et qu’ils auraient eu, en moyenne, la même consommation d’eau s’ils n’avaient reçu aucun nudge.

La figure 12.4 présente le nombre d’agriculteurs par tranche de consommation totale d’eau en fin de saison (au 12 septembre) en pourcentage du quota, dans le groupe nudgé (Treated) et dans le groupe non nudgé (Control). Le nombre d’agriculteurs consommant plus de 80 % de leur quota est plus faible dans le groupe nudgé que dans le groupe non nudgé, ce qui montre que notre nudge a été efficace pour réduire les consommations les plus élevées.

Malheureusement, la proportion d’agriculteurs ne consommant pas d’eau du tout est plus élevée dans le groupe n’ayant pas reçu le nudge, ce qui suggère que notre intervention a encouragé les agriculteurs qui avaient choisi de ne pas irriguer à consommer de l’eau, ce que l’on appelle un effet boomerang. Au final, notre nudge a eu un effet faible sur la consommation totale d’eau, l’effet boomerang compensant les économies d’eau réalisées sur les plus gros consommateurs. Nos résultats montrent que les nudges, associés à des technologies nouvelles comme les compteurs communicants, ont le potentiel d’amener les agriculteurs à économiser l’eau. Leur conception doit néanmoins être affinée pour réduire les effets boomerang et améliorer la qualité du message envoyé aux agriculteurs, en le combinant par exemple avec des préconisations techniques adaptées aux prévisions météo et aux objectifs de rendement.

Figure 12.4. Comparaison du nombre d’agriculteurs par tranche de consommation totale d’eau en fin de saison au 12 septembre.
(Source : S. Chabe-Ferret, 2019)